La polémique politique et l'agitation médiatique se sont entre-temps estompées. La nomination de Fiona Scott Morton au poste d'économiste en chef de la commissaire européenne danoise à la concurrence Margrethe Vestager et son renoncement ultérieur à ce poste peuvent donc être considérés avec un peu de recul. 

Le 11 juillet, la commissaire européenne avait annoncé avoir trouvé l'oiseau rare pour ce poste crucial : une Américaine de la prestigieuse université de Yale, experte en droit de la concurrence, qui avait fait ses preuves au service de l'administration Obama, puis comme consultante pour Apple, Amazon, Microsoft et d'autres entreprises.

Le 19 juillet, la candidate a finalement renoncé face à la levée de boucliers dans un certain nombre de pays, dont la France. Les arguments avancés par les opposants à la nomination ne semblaient pas dénués de bon sens. Pourquoi faire appel à une citoyenne des États-Unis pour un poste censé défendre la "souveraineté européenne" (selon l'oxymore inventé par Emmanuel Macron) ? Et ce, alors que les règles bruxelloises imposent que les fonctionnaires de la Commission soient, sauf exception, de nationalité d'un des 27 États membres.

Et pourquoi, de surcroît, s'exposer à un éventuel conflit d'intérêts puisque Mme Scott Morton a conseillé des entreprises... contre lesquelles elle aurait sans doute dû se battre en raison de ses fonctions européennes ? C'est ce qu'a fait valoir, entre autres, Emmanuel Macron, en évoquant les récents textes européens qui régissent l'économie numérique, notamment face aux géants d'outre-Atlantique. Le même ajoutait en substance : "Je me féliciterai d'un tel choix le jour où un Européen sera nommé conseiller pour le commerce international à la Maison Blanche - une hypothèse évidemment peu probable.

On pourrait toutefois faire remarquer que le maître de l'Élysée serait plus crédible si le gouvernement français ne confiait pas lui-même de plus en plus de missions de conseil à l'administration nationale à de grands cabinets américains, notamment McKinsey. Quoi qu'il en soit, la plupart des partis politiques français se sont ralliés à cette ligne critique et leurs représentants ont agi avec zèle au sein du Parlement européen. Certaines capitales se sont jointes au chœur et plusieurs commissaires européens, dont le Français Thierry Breton, ont discrètement pris leurs distances avec leur collègue Vestager.

En revanche, un appel signé par plus d'une centaine d'économistes, dont le prix Nobel français Jean Tirole, a défendu la candidate américaine en dénonçant le "régionalisme étroit" des partisans d'un recrutement européen et en arguant que seules les compétences comptent et qu'elles doivent être recherchées sur le marché mondial. Certains députés européens verts de premier plan se sont également insurgés contre un "patriotisme" déplacé.

A Bruxelles, on a finalement conseillé à la scientifique américaine d'abandonner d'elle-même : A un an des élections européennes, où la bulle dirigeante européenne redoute le plus la montée en puissance des partis "populistes" ou anti-système, il n'aurait sans doute pas été judicieux de laisser croire que l'UE recrutait une ancienne avocate des "GAFAM" (géants américains du numérique).

Ensuite, les "bruxellologues" ont proposé des analyses subtiles sur les rapports de force au sein de la direction des 27 États membres et de la Commission. Par exemple, certains ont vu dans la prise de position du président Macron un signal adressé à la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen. Celle-ci devait son poste en 2019 à l'action conjointe de ce dernier et d'Angela Merkel. Et il se murmure que Mme von der Leyen souhaiterait se présenter à sa propre succession l'année prochaine.

Tout cela n'est peut-être pas faux. Mais se limiter à ces considérations conduirait à passer à côté de l'essentiel. D'une part, l'incident a confirmé que les responsables politiques européens restent divisés entre les partisans inconditionnels d'un leadership de l'Oncle Sam sur l'UE et les partisans d'une plus grande "autonomie européenne", tant sur le plan commercial que géostratégique. Actuellement - et en particulier depuis le "changement d'époque" d'Olaf Scholz - cette ligne de démarcation passe plus clairement qu'auparavant entre Berlin et Paris.

Surtout, il ne faut pas oublier que les questions de concurrence ne se limitent pas du tout aux affrontements avec les géants américains du numérique : Mme Vestager - sous l'égide de la présidente de la Commission - a tout pouvoir pour autoriser ou interdire les fusions et acquisitions entre entreprises dans tous les secteurs économiques au sein de l'UE. Elle a par exemple empêché le rapprochement entre Alstom et Siemens dans le secteur ferroviaire en 2019 (ce qui a conduit l'entreprise française à s'associer avec le groupe canadien Bombardier).

Le commissaire à la concurrence a également le contrôle sur l'autorisation ou non des aides d'État. Ce pouvoir exorbitant lui permet par exemple d'affaiblir les entreprises de service public - en France, EDF (électricité) ou la SNCF (transport ferroviaire). Bruxelles oblige ainsi EDF à vendre à perte de l'électricité à ses concurrents privés, dont la création avait été imposée pour casser le monopole public.

La question la plus importante n'est donc pas celle de la couleur du passeport d'un haut fonctionnaire de la Direction générale de la concurrence de Bruxelles, mais celle de la légitimité même d'une telle instance.

Depuis sa création en 1958, l'Union européenne (qui s'appelait alors la Communauté économique européenne) a inscrit la libre concurrence dans son ADN. Et ce principe continue d'avoir de nombreux défenseurs quasi-religieux au sein de l'UE.

Mais les temps changent. En 1992, l'intégration européenne a été renforcée par le traité de Maastricht, au moment même où le "bloc de l'Est" disparaissait. Cette prétendue "fin de l'histoire" comportait comme seul horizon pour les dirigeants politiques "pro-système" la maximisation des profits des grandes entreprises.

Cet objectif reste évidemment central, mais quarante ans plus tard, une nouvelle guerre froide se profile à l'horizon. Et ce n'est plus seulement la Russie qui est l'adversaire désigné, mais, dans une mesure encore plus grande, la Chine, d'abord dans le domaine économique. Surtout, un "Sud global" émerge, certes hétérogène, mais qui tente de remettre en question les ambitions hégémoniques de l'Occident.

Dans ces conditions, il y a un horizon prioritaire qui rivalise avec le profit des entreprises : la sécurisation de l'accès aux matières premières, aux ressources rares et cruciales, et à l'énergie. Dans cette "UE géopolitique", la sacro-sainte concurrence et l'interdiction des aides d'Etat doivent parfois céder la place à la constitution de "géants européens", au besoin à l'aide de subventions nationales.

Cela peut conduire à une remise en cause copernicienne des dogmes fondateurs, ce qui ne se fera pas sans conflits, notamment entre Paris et Berlin (mais aussi au sein de chaque pays). Le successeur de l'éphémère Fiona Scott Morton n'aura donc pas la tâche facile.

Publié le 26 Juillet 2023 par Pierre Levy sur RTDe 

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